Chapitre 6
Le vendredi soir, Harris et Judy gagnèrent Walton dans leur vieille Hillman. La tante de Judy se mit en frais pour eux dès qu’ils arrivèrent et se révéla beaucoup moins idiote que Harris avait bien voulu dire en leur attribuant une petite chambre confortable avec un grand lit. Elle se retira après quelques sourires pour les laisser défaire leur unique valise.
— Dis donc, dis donc ! Cette bonne vieille tante Hazel, grimaça Harris, tandis que Judy se laissait tomber sur le gros édredon avec un cri de plaisir.
— Elle a toujours été ma tante favorite, répliqua-t-elle en gloussant tandis que Harris s’allongeait près d’elle.
Elle chassa d’une tape les mains qu’il lançait en reconnaissance.
— Allez ! Arrête ! Défaisons la valise et descendons avant qu’elle ne regrette de nous avoir donné une seule chambre parce que notre compagnie lui manque !
Quand ils descendirent, la tante de Judy avait ouvert une bouteille de Xérès. Elle leur versa à boire et les invita à s’asseoir sur un sofa moelleux, recouvert d’un tissu à fleurs, tandis qu’elle-même prenait place dans un fauteuil qui leur faisait face. Tandis qu’elle bavardait, les interrogeant sur leur travail, cancanant sur ses voisins, racontant ses souvenirs, Harris commença à se détendre.
Il passa bientôt un bras autour de l’épaule de Judy dont les doigts se refermèrent sur les siens. Il riait des récits les plus futiles de tante Hazel, se laissant gagner par le charme replet de la vie villageoise. Il se surprit à se passionner pour la vente de charité que le curé organisait le lendemain matin, pour le petit ami de la veuve d’en face, pour la course en sac de la semaine passée. Il ne riait pas de la vieille tante, mais bien avec elle, enviant la vie sans complication qu’elle menait.
A 10 h 10, elle suggéra que le jeune couple fasse quelques pas avant de monter se coucher, l’exercice ne pouvant que leur assurer un meilleur sommeil. Ils marchèrent bras dessus bras dessous par les ruelles du petit village, chacun sensible à la paix qui envahissait l’autre.
— Respire un bon coup, dit Harris, aspirant lui-même une énorme goulée.
Ils s’affairèrent tous deux à inspirer avec de plus en plus d’exagération, le visage levé vers le million d’étoiles visibles et finirent par éclater de rire. Ils reprirent leur marche, la douceur de l’air achevant d’amollir leur état d’esprit déjà fort doux.
— Je pourrais peut-être me faire muter dans une école de campagne, rêva Harris. Dans un village comme celui-ci. Ou même devenir buraliste, qu’est-ce que tu en penses ?
Judy lui rendit son sourire, consciente du plaisir qu’il prenait à rêver ainsi. C’était un homme des villes, dans le fond, malgré toute la haine qu’il exprimait souvent pour elles.
— D’accord ; et moi j’ouvrirai une petite mercerie. Mais je ne sais pas trop de quel œil le curé verrait notre ménage. Il me considérerait probablement comme une gourgandine.
— On pourrait l’amadouer en se mariant.
Ils se turent, et Judy pivota sur ses talons pour lui faire face.
— Attention à ce que vous dites, jeune homme, je risquerais de vous prendre au mot !
Quand ils rentrèrent chez tante Hazel, ils trouvèrent des toasts beurrés et du chocolat qui les attendaient sur un plateau. La vieille dame papillonnait de droite et de gauche dans une longue robe de chambre, continuant de débiter tout ce qui lui passait par la tête. Elle finit par leur souhaiter une bonne nuit et par disparaître dans l’escalier.
— Elle est charmante, dit Harris avec un sourire entre deux gorgées de chocolat brûlant, elle me rend dingue, mais elle est charmante.
Quand ils finirent par monter, ils trouvèrent une bouillotte chaude dans le lit et un grand feu dans la cheminée. Harris ne cessait de sourire en se déshabillant. Il y avait bien longtemps qu’ils n’avaient pas été gâtés, tous les deux, et c’était chouette, soudain, d’être gâtés ensemble.
Il grimpa dans le lit, à côté de Judy, et attira son corps tiède contre le sien.
— J’aimerais qu’on puisse rester plus longtemps. Ca me dégoûte déjà de devoir rentrer.
— Profitons au moins de ce qui s’offre à nous, chéri, nous avons tout le week-end.
Les doigts de Judy montèrent le long de son dos et lui donnèrent un frisson. Ils redescendirent sur ses hanches, puis...
— Judy, Judy, Judy... Que dirait M. le curé ?
Le lendemain, ils s’éveillèrent aux coups frappés doucement à leur porte. Tante Hazel fit son entrée, portant un plateau chargé de thé et de biscuits et du journal du matin pour Harris. Ils la remercièrent tout en déployant des efforts méritoires pour demeurer couverts tandis qu’elle s’affairait autour de la pièce, ouvrant les rideaux, ramassant la bouillotte abandonnée. Alors qu’elle reprenait ses commentaires intarissables sur le temps, les voisins et l’état du carré de choux verts de Md Greens, Judy se mit à pincer fort hypocritement le derrière nu de Harris sous les draps.
Déployant des efforts courageux pour ne pas crier, il s’empara de son poignet et s’assit sur sa main. Puis il entreprit de la pincer à son tour.
Quand elle fut incapable de se retenir de crier plus longtemps, Judy dut se mettre en devoir d’expliquer à sa tante, surprise, entre deux éclats de rire, qu’elle avait des crampes dans le pied. Tante Hazel introduisit aussitôt une main sous les couvertures, s’empara du pied de Judy et entreprit de le masser vigoureusement. Harris pouffait derrière son journal largement déployé en paravent.
A dix heures, ils s’habillèrent et descendirent prendre leur petit déjeuner. La tante leur demanda comment ils comptaient occuper cette longue journée, laissant entendre qu’ils pourraient peut-être l’accompagner à la vente de charité. Ils s’excusèrent en prétextant leur désir d’aller visiter la patrie de Shakespeare et d’y rester déjeuner. Après leur avoir recommandé d’être bien prudents sur la route de Stratford-upon-Avon, elle percha sur sa tête un audacieux chapeau de paille, se saisit de son sac à provisions et leur fit au revoir de la main. A la grille, elle se retourna pour un dernier adieu. Ils firent la vaisselle et, pendant que Judy faisait le lit, Harris nettoya la cheminée du salon et ralluma un feu. Tout en se demandant quel besoin la vieille fille pouvait bien avoir d’un feu par un temps pareil, il était obligé de reconnaître que ça donnait un petit air accueillant à la maison.
Ils finirent par sauter dans la voiture pour prendre la route de Stratford en chantant à tue-tête à travers la campagne.
Ils eurent du mal à trouver où se garer et Harris regretta aussitôt l’idée de cette visite. La vieille ville était envahie de touristes, d’automobiles et de cars. C’était sa première visite et il s’attendait à découvrir des maisons moyenâgeuses à colombages dans des ruelles désertes pavées de têtes-de-chat. Furieux de sa propre naïveté qui l’avait empêché de prévoir l’évidence : une attraction touristique comme celle qu’exerçait la petite ville ne pouvait manquer d’en gâcher très vite l’authenticité sous le clinquant des entreprises commerciales. Il finit par trouver une ruelle éloignée où se garer. Marchant vers le Royal Shakespeare Theatre, il remarqua que bien des vieilles rues avaient finalement conservé leur charme originel mais que la foule multiraciale aux accents aussi variés que cacophoniques en détruisait l’atmosphère vieillotte. Plus ils se rapprochaient du théâtre, plus la foule épaississait.
Quand ils arrivèrent au théâtre, bâtisse massive et peu engageante, ce fut pour le trouver fermé.
— Faisons un tour en barque, sur la rivière, proposa Judy qui sentait monter la déception de Harris.
Mais la rivière elle-même était encombrée d’une foule de bateaux de toutes sortes.
— Prenons un verre.
Harris se dirigea vers le pub le plus proche, dédaignant au passage les nombreuses vitrines derrière lesquelles des Yankees aux cheveux en brosse et leurs épouses à lunettes en ailes de papillon dévoraient des wimpies, hamburgers, hot dogs et autres saletés. Ils pénétrèrent dans un bar sombre où tout semblait n’être que vieux bois et dalles de pierre. Les serveuses portaient des costumes moyenâgeux et souriaient gentiment en faisant face à la foule. C’est déjà mieux, songea-t-il en commandant une pinte de brune, un verre de vin et deux sandwiches au jambon-tomate. Il apporta son verre à Judy qui s’était assise sur un banc devant une table de chêne et repartit chercher sa bière. Il revint s’asseoir près d’elle et lui prit la main pour bien lui montrer que son humeur n’était pas dirigée contre elle.
— C’est pas si mal ici, non ?
Il se détourna pour examiner une épaisse poutre de bois qui montait du sol dallé jusqu’au plafond bas. Il tendit la main pour en apprécier le grain du bout des doigts.
— Du plastique.
— Merde !
Comme ils sortaient du pub, la pluie commença de tomber à verse. Ce n’était qu’une ondée, mais les touristes commencèrent à se réfugier en troupeau sous chaque porche. Des imperméables et des chapeaux de plastique transparents firent leur apparition. Un couple courant se mettre à l’abri les bouscula au passage.
— On se tire, Judy, proposa Harris.
Il lui prit le bras et la conduisit vers la voiture. Ils marchaient à grandes enjambées et, une fois à la voiture, s’y assirent pour reprendre souffle. Harris n’eut pas le temps de terminer une cigarette que la pluie avait cessé. Le soleil se montra. Les gens commencèrent à émerger de leurs abris, riant, s’interpellant. Un car se rangea de l’autre côté de la route et déchargea une cargaison d’excursionnistes qui bâillaient, s’étiraient et cherchaient les toilettes à qui mieux-mieux.
— Regarde-moi ces bonnes femmes ! dit le prof, ébahi. Elles sont toutes pareilles. Toutes grasses, toutes porteuses des mêmes lunettes. Je n’y crois pas, c’est un cauchemar !
Judy éclata de rire. Il avait raison. Elles étaient effectivement toutes semblables. Il se sentit un peu mieux, sans trop savoir pourquoi. A tout le moins, il était capable de rire de l’anéantissement de ses illusions sur le village natal de Shakespeare. Il mit son moteur en marche et ils gagnèrent la campagne.
En sortant de la ville il se sentit profondément soulagé. Il respirait de nouveau. Il ne comprenait pas très bien pourquoi la foule lui avait fait un tel effet. Les gens lui avaient inspiré de la répulsion, non pas à titre individuel, mais en masse. Assez bizarrement c’était le même genre de répulsion que celle que lui avaient inspiré les rats. Le sentiment d’une menace.
— Dis donc, je ne serais pas en train de devenir cinglé, Judy ?
— Non, mon chéri. Tu t’es simplement trouvé projeté au milieu d’une foule au pire endroit et au pire moment. Nous sommes venus ici pour échapper à la ville et nous nous sommes retrouvés au beau milieu de notre vie quotidienne.
Plus les routes devenaient petites et peu fréquentées, plus il se sentait libre. Ils aperçurent une colline assez élevée, couronnée d’arbres et dont les pentes, occupées par diverses cultures, passaient du jaune brillant au vert le plus profond. Des moutons y paissaient un bout de prairie.
— Que dirais-tu d’une petite grimpette ? demanda Harris à Judy.
— D’accord.
Il se gara sur le bas-côté herbu. Ils enjambèrent une barrière et rôdèrent à la lisière des champs, Judy lui apprenant à reconnaître le blé, l’orge et l’avoine. Harris jouissait de sa propre ignorance.
Sous l’œil des moutons, ils franchirent une nouvelle barrière. La pente de la colline s’accentuait. En approchant du sommet, ils commencèrent à se ressentir de l’effort et s’accrochèrent l’un à l’autre en riant et en soufflant. Ils parvinrent à la limite du bosquet et y découvrirent un sentier qui conduisait jusqu’au sommet. Là s’étendait un plateau occupé par de nouveaux champs cultivés, les bois reprenant un peu plus loin en contrebas.
Ils se laissèrent tomber sur la pente herbue et se reposèrent, les yeux perdus sur les collines environnantes, les petites maisons, les rubans gris qui étaient des routes. Une légère brise remuait l’air tiède.
— Ca va mieux ? demanda Judy.
— Oui.
— Respire un bon coup.
Il tendit la main vers elle.
— C’est si tranquille. Personne. Ca remet les choses à leur vraie place, je ne sais pas pourquoi.
Un mouton séparé du troupeau passa devant eux.
Une fois passé, il se retourna et bêla dans leur direction avant de s’enfuir de sa démarche boitillante.
— Toi-même ! hurla Harris.